• De la poudre plein les yeux

    De la poudre plein les yeux

    Écrit par Kahori

     

     

                Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours pensé que ce qu’on appelait la normalité était le but que je devais atteindre. Je croyais que c’était quelque chose exceptionnelle que l’on se devait d’être pour être aimé et accepté… Pour être tout simplement heureux. Pour en être convaincu, il me suffisait de regarder toutes ces idoles artificielles. Ces êtres parfaits préfabriqués par une société obtuse et décadente étaient devenus mon idéal. Ils me faisaient rêver, tout comme des milliers d’autres jeunes de mon âge, j’imagine.

     

                Aujourd’hui, la seule chose dont je suis sûr, c’est que ces êtres n’existent pas. Ils ne sont que des fantasmes. On peut en rêver autant qu’on veut, ils ne se réaliseront jamais. Peut-être arrivera-t-on tout au plus à les effleurer du bout des doigts, mais tout cela ne restera qu’une illusion. Mon seul regret est de ne pas avoir découvert cette vérité plus tôt…

     

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                « C’est impossible », ce sont les seules paroles que j’ai pu prononcer et penser pendant un long moment. Mes mains pâles tremblaient en tenant le magazine. Je ne pouvais pas croire les mots qui y étaient écrits, là, dans ce minuscule cadre noyé au beau milieu des colonnes peoples. Il devait y avoir une erreur. Oui, c’était ça. Ça ne pouvait être que ça. Je tentais de m’en convaincre alors que mes doigts caressaient la petite photographie qui accompagnait l’article. Mes yeux turquoise ne pouvaient s’en détacher. Je n’avais même pas conscience d’avoir arrêté mon souffle alors que je redessinais son visage, son merveilleux – et parfait –visage que je connaissais par cœur. Mais un bruit sourd contre la porte de ma chambre me tira de ma contemplation. Je rangeai vite le magazine sous mon oreiller et m’allongeai sur le lit, le lecteur CD me berçant au rythme de Forever for Her (Is Over for Me) des The White Stripes. Je ne jetais même pas un bref coup d’œil à la porte qui s’ouvrait. De toute façon, je savais déjà qui allait apparaître. Aussi ne fus-je pas surpris d’entendre la voix de mon frère.

    « T’écoute encore ça ? C’est nul… »

    Un soupir agacé fut mon unique réponse. Andrew avait beau être mon jumeau, nos caractères et nos goûts étaient aussi différents que l’étaient le Soleil et la Lune. Il était une de ces fashion victims, en adoration devant un nouveau groupe quelconque qui apparaissait en couverture de tous les magazines, musicaux ou pas. Moi, je ne les supportais pas, ces arrivistes qui ne faisaient que bidouiller quelques morceaux d’une musique douteuse dans le seul but de vendre un maximum de disques. Que du commercial, sans aucun goût ni personnalité. C’était horriblement pathétique. Et malheureusement pour moi, j’étais contraint de voir un visage si identique au mien s’extasier à chaque fausse note orchestrée par le groupe sacrilège du moment. Même au niveau vestimentaire nous n’arrivions pas à nous accorder. Lui adorait les derniers vêtements tendances du moment, abhorrant ces mêmes habits qu’il portait pourtant avec plaisir quelques mois plus tôt. Quant à moi, je préférais me cantonner au classique : jean, t-shirt et chemise plus ou moins ample. Tenue sobre, intemporelle et sans artifice. Question nourriture, il adorait tout ce qui était épicé et moi sucré. Cela nous correspondait bien. Andrew avait toujours eu ce goût du risque. Il cherchait sans cesse ces poussées d’adrénalines qui le rendaient vivant, comme il se plaisait à le dire. De mon côté, je ne pouvais renoncer à mon petit confort. J’adorais me prélasser, un livre entre les mains. Calmement et simplement.

    Pourtant, malgré toutes nos différences, Andrew et moi mettions un point d’honneur à avoir un physique identique : de nos cheveux châtains clairs coupés courts, dont les mèches sauvages partaient dans tous les sens, aux sourcils savamment épilés ou à nos ongles parfaitement manucurés. Cependant, il n’y avait qu’un seul et unique point qui faisait de nous des jumeaux à part entière…

    « Edward, arrête de m’ignorer et dis-moi ce qui ne va pas. »

    C’était ça. Peu importait combien nous étions éloigné l’un de l’autre, nous pouvions à chaque instant connaître les états d’âme de notre binôme. Nous étions tous les deux reliés ensemble par un lien invisible et indestructible que nous ne pouvions ignorer. Nous ne pouvions rien nous cacher. De ce fait, nous nous connaissions parfaitement. Il nous était impossible de nous cacher quoi que ce soit. J’en étais pleinement conscient. Aussi je tirai le magazine puérilement dissimulé sous mon oreiller, embarrassé, et le lui donnai. Andrew n’esquissa pas un seul sourire en voyant ma peau hâlée, dorée aussi naturellement que la sienne, se teinter de rose. Il n’attendit pas, non plus, que je lui explique quoi que ce soit et feuilleta les pages jusqu’à tomber sur l’article qui m’avait tant choqué et fasciné à la fois. Il comprit aussitôt sans qu’aucune parole ne fût échangée. Son regard se durcit, affinant davantage l’amande de ses yeux. Il déchira la page d’un mouvement brusque et la fourra sans plus de commentaires dans la poche arrière de son pantalon. Je n’avais pas bougé pendant ce temps. Je le regardais jeter le magazine dans la corbeille puis fourrager nerveusement sa main dans sa chevelure en m’observant. Il attendait. N’importe quoi, mais autre chose que ce mutisme dans lequel je m’enfermais. Et comme d’habitude, je capitulai bien vite face à lui.

    « J’irai quand même. Une chance pareille ne se produira pas deux fois. J’essayerai de l’éviter et…

    - Ha oui ? Et comment ? J’aimerais bien voir ça », me coupa Andrew. Il ne m’avait pas laissé le temps de m’expliquer. Après tout, il savait autant que moi que rien de plausible ne sortirait de ma bouche. Alors autant m’épargner des mots ridiculement insensés. « Je ne crois pas que tu pourras t’éclipser chaque fois qu’il mettra un pied dans la même pièce que toi. »

    Je baissai la tête, les yeux humides. Voilà encore une de nos différences : j’étais stupidement émotif alors que lui faisait preuve d’un sang-froid à toute épreuve… ou presque. Je savais qu’il avait raison. Je ne devais pas y aller. Je ne devais pas le voir, ni même me trouver aussi près de lui. Je n’avais que trop conscience de l’état dans lequel j’avais sombré la dernière fois où je m’étais retrouvé en sa présence. Mais d’un autre côté, j’allais travailler pour Friedrich Reinhardt, le plus grand photographe du moment que tout le monde s’arrachait. J’allais être l’un de ses assistants. Quoi de mieux pour mon premier stage ? C’était déjà incroyable que Friedrich ait accepté ma candidature. Avec ce stage, j’étais assuré d’évoluer et d’acquérir de bons contacts dans ce milieu si difficile à atteindre. Les portes allaient s’ouvrir devant moi. Même si j’allais inévitablement me retrouver devant lui.

    « Je… Je veux le faire… 

    - T’es malade ! Tu vas encore souffrir. Je suis certain qu’il saisira la moindre occasion pour…

    - Et alors ?! », le coupai-je, criant presque contre ce frère qui ne désirait que me protéger. « Je… Je ne me laisserai plus faire. Je ne suis pas si stupide ! Je ne vais pas… Je ne veux plus qu’il… »

    Et voilà. Je pleurais de nouveau. Je ne pouvais plus parler. Et Andrew me prit dans ses bras, me berçant et me rassurant comme si je n’étais qu’un enfant. Parce qu’il l’avait bien compris : j’étais terrorisé à l’idée de me retrouver en face de Ludwig Wagner. Celui qui m’avait fait tomber. Celui qui m’avait complètement déchiré, au point même que j’avais cru que je ne méritais même pas d’exister. Même en cet instant, alors que je m’en étais remis, j’avais horriblement peur. Je ne voulais plus redevenir la loque humaine que j’étais devenu lorsque je fréquentais Ludwig…

     

    *~*~*~* ~*

     

                Je ne sais pas quand je me suis endormi. Mais lorsque je me suis réveillé, il faisait déjà nuit. Un rayon de lune filtrait à travers les rideaux de la fenêtre. Il éclairait le visage endormi de mon frère. Andrew me tenait toujours entre ses bras, et ma tête reposait contre sa poitrine. Le tissu sous ma joue était encore un peu humide. Ultime vestige de ma crise de larmes. J’eus un peu honte de m’être laissé aller ainsi une nouvelle fois. Je savais qu’Andrew ne me jugerait pas, mais je m’en voulais d’être si faible. Surtout à côté de lui. Je ne me souvenais même pas de la dernière fois où les rôles avaient été inversés. Pour moi, mon frère avait toujours été l’image même de la force. Il me semblait indestructible. Aussi, quand je le vis ainsi, dormant sous le rayon de lune, je ne pus que remarquer que lui-aussi avait une part de fragilité. Elle était peut-être aussi importante que la mienne. Mais contrairement à moi, Andrew savait parfaitement la camoufler. Enfin, hormis lorsqu’il dormait…

     

    Reconnaissant envers mon frère de m’avoir consolé une fois de plus, je déposai un baiser sur sa joue, puis m’arrachai à son étreinte. Andrew grogna face à la disparition de la source de chaleur que je lui prodiguais. J’allai donc, sans faire de bruit, chercher une couverture dans l’armoire et l’en recouvrai. Il se roula aussitôt en boule dedans, comme un enfant. Cette vision avait de quoi me mettre de très bonne humeur, et j’en oubliais les idées noires qui m’avaient assailli un peu plus tôt. Je passai ensuite par la salle de bains pour me rafraîchir et redonner forme à ma coiffure que Morphée avait dérangée. Puis, je me rendis dans la cuisine. Il était déjà tard, mais nous n’avions pas encore soupé. Je commençai alors à préparer des pâtes. Andrew ne savait pas cuisiner. Pire : après avoir emménagé avec lui dans notre nouvelle demeure, j’avais découvert qu’il était très dangereux de le laisser dans une cuisine. Je me souviens encore de la dernière fois où il avait failli mettre le feu à notre appartement juste en réchauffant la soupe aux poireaux de la veille... Quel souvenir terrifiant. Je n’avais que rarement eu aussi peur. Avant cela, il y avait eu quelques autres accidents qui s’étaient produits lorsqu’Andrew utilisait certains ustensiles de cuisine. De plus, les plats qu’il préparait étaient tout sauf mangeables. Non, vraiment, il valait mieux pour tout le monde que mon frère se tienne à l’écart de cette pièce lorsqu’il s’agissait de préparer le repas.

    Alors que je finissais d’ajouter les épices dans la sauce tomate, j’entendis ses pas lourds dans le couloir. Sans dire un mot, il se chargea de mettre assiettes et couverts sur la petite table. Puis, il attendit patiemment sur sa chaise que je termine mon plat et que je l’apporte près de lui.

     

    Alors que nous mangions, je sentis son regard insistant sur moi. Pour l’ignorer – ou du moins essayer de l’ignorer – je tachais de garder ma tête baissée vers mon assiette. Ma bonne humeur s’était quelque peu dissipée quand j’avais remarqué qu’Andrew était loin de vouloir clore la discussion à propos de Ludwig et de mon stage. Mais malgré toute ma volonté de vouloir lui résister, je ne pus m’empêcher de lui dire, les yeux toujours rivés sur mon assiette de pâtes à peine entamée :

    « Andrew, je ne changerai pas d’avis. Je suis désolé. Je ferai attention, c’est promis. »

    Je crois aussi que je lui ai demandé pardon lorsqu’il a quitté brusquement la table et est sorti de l’appartement en claquant la porte. Je n’avais que rarement provoqué sa colère à ce point-là. Je savais pourtant qu’il avait raison, que je ne devais pas faire ce stage dans ces conditions. Mais je crois que le fait que le célèbre Friedrich Reinhardt me choisisse comme stagiaire-assistant m’était un peu monté à la tête. Après tout, c’était mon idole, mon modèle depuis plusieurs années…

     

    *~*~*~* ~*

     

                Une semaine. C’était le temps qu’il me restait avant le début de mon stage. Juste sept petits jours pour me préparer à revoir mon pire cauchemar. Et en plus, je devais supporter la mauvaise humeur de mon frère. Nous n’étions plus des enfants. Pourtant, même si Andrew était âgé de vingt et un ans, il pouvait se montrer aussi insupportable qu’un gosse frustré de ne pas avoir le cadeau qu’il désirait à Noël. Il m’adressait à peine la parole, laissait traîner ses affaires partout, claquait les portes et usait de maints stratagèmes pour me tirer de mon sommeil chaque nuit. Il voulait que je craque, que je n’aille pas à ce maudit stage, quitte à manquer l’occasion du siècle et que je devienne un de ces vulgaires paparazzis de bas étage. Pour lui, cela valait toujours mieux que de revoir Ludwig Wagner. Il avait sans doute raison. Mais j’étais aussi buté que lui. Aussi, plus l’échéance approchait, plus ma nervosité augmentait. Je ne m’étais jamais autant disputé avec Andrew que lors de cette semaine.

    En fin de compte, j’étais aussi puéril que lui.

     

    *~*~*~* ~*

     

                Samedi soir. Deux jours avant début du stage. J’étais dans un tel état de nervosité que je décidai de m’accorder une sortie de nuit. Je n’étais guère accoutumé aux boîtes de nuit et aux bars, mais ces lieux étaient les seuls qui pouvaient encore réellement me distraire. Il y avait justement une nouvelle boîte qui avait ouvert, et qui n’était pas très loin de notre l’appartement. Andrew essayait de m’y traîner, en vain, depuis quelques semaines.

    Il était presque 22 heures. Mon frère devait sans aucun doute déjà s’y trouver. Non qu’il m’ait dit qu’il se rendrait là-bas ce soir-là, mais depuis notre querelle, il y allait tous les jours – ou presque. Il était peut-être temps que je fasse un pas vers lui pour que l’on se réconcilie. Andrew, mon frère, me manquait trop.

     

                Il m’avait fallu un bon quart d’heure, à pied, pour trouver le Daemon. Mais aussitôt entré dans la boîte, je ne rêvais plus que d’en ressortir. Il y avait une musique insupportable qui me brisait les tympans, une foule grouillante dans tous les coins qui se trémoussait et se bousculait dans une chaleur étouffante. Le tout mêlé aux effluves de l’alcool, de transpiration et de divers parfums qui me donnaient envie de vomir. Je rassemblai cependant tout mon courage et m’enfonçai dans la salle. Tout en cherchant mon jumeau, j’observais les créatures qui s’y trouvaient. La plupart me répugnaient. Cependant un petit groupe attira mon attention et je m’arrêtai afin de le contempler.

    À une table, près du bar, un homme sniffait une sorte de poudre blanche tandis qu’un autre fumait en balançant sa fumée au visage d’une jeune fille très entreprenante, semblait-il. Ils riaient tous les trois. Je me surpris à me demander quelle en était la raison. Je les fixais sans vergogne et je restais planté au beau milieu de la piste de danse. Tout à mon admiration, j’en oubliais mon mal-être et que le Daemon n’était en rien mon univers. J’avais vingt et un ans et c’était la première fois que j’osais mettre les pieds tant un tel endroit. Et le spectacle que me présentait ce trio me semblait fascinant. Je ne pus même pas détourner mon regard quand ils me remarquèrent. Et lorsqu’ils me firent signe de les rejoindre, je me mis à marcher vers eux. Mais une main attrapa mon bras et me tira vers le bar. Cela me tira de la transe qui s’était emparée de moi. Je ne me rebellais pas pour autant contre le propriétaire de cette main qui me forçait à présent à m’asseoir sur un tabouret. Le bruit et les odeurs fortes m’avaient quelque peu déconnecté avec la réalité. Aussi, il me fallut un moment avant de reconnaître Andrew qui me criait dessus en tapotant mes joues afin que je revienne à moi.

    « Mais qu’est-ce que tu fous ici… ? Tout seul en plus, tu aurais pu m’appeler ! »

                Je ne lui répondis pas. Ça l’inquiétait, ça se voyait. Mais j’avais fait l’effort de venir le retrouver dans cet endroit démoniaque et il m’accablait de reproches. Et puis, je l’avais appelé. Plusieurs fois même. C’était lui qui n’avait pas répondu à mes appels… Enfin, au moins il me reparlait. Alors, pour toute justification je lui murmurai un vague :

    « Désolé. Tu me manquais. C’est tout. »

                Andrew se calma aussitôt et il me serra dans ses bras. Enfin, je retrouvais mon frère. De ce fait, toute la tension qui s’était accumulée sur mes épaules depuis quelques temps s’envola. Cependant, ce n’était pas le cas pour mes nausées qui se rappelèrent à moi en me laissant un goût acide dans ma bouche.

    « Andrew… Toilettes… Où ?… Vite… », suppliais-je, horrifié à l’idée de rendre mon dernier repas sur mon frère.

    - Là. Cette porte. Attends, je… », commença-t-il à me répondre.   Mais j’avais déjà filé en direction de la porte qu’il m’avait indiquée et je n’entendis pas la suite de sa réplique. Je ne fis pas plus attention aux éventuelles personnes se trouvant dans les toilettes et fonçai vers le premier cabinet libre que je vis.

     

    Alors que, essoufflé, je m’essuyais la bouche du revers de la main, je sentis un linge frais et humide se poser sur ma nuque. Cela faisait du bien. Tellement, que je ne fis que penser vaguement que je n’avais pas refermé la porte du cabinet derrière moi et que j’en gémis de bien-être. Un léger rire s’éleva tandis que mon bienfaiteur inconnu faisait à présent glisser le linge sur mon visage. J’avais fermé les yeux afin d’en savourer pleinement la fraîcheur.

    « Je n’aurai jamais pensé te trouver dans un endroit pareil, Chaton. »

                Au son de la voix, je me figeai aussitôt. Je l’aurais reconnue entre mille. Mon corps se mit à trembler sans que je ne puisse le contrôler. Mais je ne voulais pas ouvrir les yeux. Si je l’avais fait, j’aurais vu ce visage que j’aimais et haïssais à la fois alors que j’étais si vulnérable. Je préférais rester aveugle et me dire que je rêvais. Combien de chance y avait-il pour qu’il se trouve au même endroit que moi, si près de chez moi, alors que j’y mettais les pieds pour la première fois de ma vie ?

    J’entendais vaguement des éclats de voix derrière moi. Mais choqué comme je l’étais, je ne comprenais rien à ce qu’elles disaient. Cela aurait tout aussi bien pu être du chinois ou un quelconque langage extraterrestre : le résultat aurait le même.

    Puis il y eu un silence et des mains m’empoignèrent. Reconnaissant aussitôt qu’elles appartenaient à mon jumeau, je n’opposai aucune résistance. Et bientôt, je sentis un vent froid sur mon visage. Alors seulement je me permis de rouvrir les yeux. Andrew semblait me parler. Je voyais devant moi son visage furieux et inquiet à la fois. Je voyais ses lèvres bouger, mais je n’entendais pas sa voix, je ne le comprenais pas. Je sentais des larmes couler sur mes joues, mais je n’avais pas conscience qu’elles fussent les miennes. J’étais terrifié, c’est tout ce que je savais.

    Puis, tout d’un coup, ma vision s’obscurcit et tout devint noir…

     

    *~*~*~* ~*

     

                Je crois bien que je m’étais évanoui dans les bras d’Andrew. En tous cas, j’étais à présent dans mon lit. Une odeur épicée flottait dans l’air et m’exhortait à reprendre conscience. Bien que réticent, j’obtempérai. Je vis alors le visage de mon frère penché sur moi. Bien sûr, c’était lui qui parlait, pas les épices. Je ne pus m’empêcher de rire légèrement à cette pensée.

    « Edward ! Arrête de rire bêtement. Il n’y a rien de drôle. »

                Je le savais aussi bien que lui. Mais je m’accrochais désespérément à la pensée ridicule que je venais d’avoir. Tout était préférable plutôt que de penser à ce qu’il venait de se passer au Daemon. Mais Andrew n’était pas d’accord, apparemment. Il me secoua et me força à me redresser sur le lit. Puis, il fourra une tasse remplie de chocolat chaud entre les mains. Et il attendit patiemment que je calme mon rire devenu complètement hystérique.

    « Tu comprends maintenant qu’il vaut mieux que tu oublies ce stage ? Qu’aurais-tu fait si je n’avais été là ? Edward… Tu n’es pas encore prêt. »

                J’acquiesçai silencieusement. Je sentis une nouvelle fois mes larmes glisser sur mes joues. Je n’essayais même plus de les retenir et je buvais le chocolat par petites gorgées. Lorsque la tasse fut vidée, elle me fut retirée des mains. Je me recouchai aussitôt et je tournai le dos à Andrew. Je ne voulais pas lui parler, ni l’écouter, ni le voir. Plus que la terreur que j’avais éprouvée en reconnaissant Ludwig, c’était la déception de me voir si faible et d’en prendre pleinement conscience qui m’anéantissait. À croire que toutes les thérapies que j’avais subies n’avaient servi à rien. J’avais besoin d’être seul, et cela mon frère le comprit très bien. J’entendis ses pas s’éloigner et la porte grincer légèrement en se refermant. Je me redressai alors de nouveau et me levai. J’allai vers la fenêtre et m’installai sur le rebord. Oh, il n’y avait pas grand-chose à voir, certes, mais c’était si apaisant de regarder les passants. Du huitième étage de notre appartement ils paraissaient minuscules. Parfois la foule de promeneurs ressemblait à une véritable fourmilière multicolore. Ou alors, comme ce soir, elle paraissait n’être qu’un amas d’ombres mouvantes striées par les lumières vives des voitures. Le spectacle m’évitait de penser à des choses désagréables. J’aurais pu rester là des heures si je n’avais pas été si fatigué. Complètement vide, je me suis recouché dans mon lit et je me suis endormi.

    Cette nuit-là, des boucles blondes et deux yeux bleus, pâles et cruels, hantèrent mes rêves…

     

    *~*~*~* ~*

     

                Ce fut une odeur de brûlé qui me réveilla le lendemain matin. Une légère fumée s’insinuait dans ma chambre pour imprégner l’air. Air qui en devenait irritable. Alarmé, je me levai aussitôt. Mais le fait de me redresser brusquement éveilla une douleur aiguë à l’intérieur de ma boîte crânienne. Grimaçant et ignorant temporairement le danger que représentait la fumée, je me massai les tempes. La technique fonctionnait plutôt bien et, une fois la douleur devenue supportable, je me relevai et me dirigeai vers l’endroit où l’odeur de brûlé était la plus forte.

     

                Évidemment. J’aurais dû m’en douter. Andrew essayait de cuisiner quelque chose qui avait dû ressembler à des œufs… dans une vie antérieure sans doute. Tout concentré à sa tâche, il ne m’avait pas entendu arriver. La poubelle était ouverte. En m’approchant pour la refermer, je vis un petit tas d’une matière jaune et noire, gluante et parsemée de morceaux coquilles brunes. Il n’en n’était donc pas à son premier essai. J’avisai l’état du reste de la cuisine. La porte du frigidaire et celles de la plupart des placards étaient restées ouvertes. Sur le plan de travail et la table traînaient des bols et des fouets sur lesquels je pouvais voir la même matière visqueuse trouvée dans la poubelle. De plus, de la poudre blanche – de la farine sans doute, à moins que ça ne fût du sucre, ou bien un mélange des deux – maculait divers endroits de la pièce. Ha ! Il y avait aussi quelques morceaux de faïences sur le sol. Le reste devait se trouver au même endroit que ses expériences ratées, mais je n’y avais pas fait attention. Je haussai un sourcil en remarquant que le fracas que cela avait dû causer ne m’avait même pas réveillé. Je devais être vraiment fatigué…

    Je n’osai pas regarder le reste de la cuisine. Je n’arrivais pas à croire qu’il avait pu mettre cette pièce dans un tel état rien qu’en préparant des œufs. Je n’étais pas certain s’il fallait en rire ou être en colère. Enfin, il avait été animé de bonnes intentions, je suppose…

                D’un geste vif, je refermai la poubelle et me dirigeai vers le frigidaire pour en faire de même. Andrew sursauta en lâchant poêle et spatule, et regarda dans ma direction.

                « Ah… Euuhhh… Ça fait longtemps que t’es là ?

                - Assez longtemps pour me rendre compte de la catastrophe qui a eu lieu dans cette cuisine… »

                Mon frère fourrageait nerveusement sa main dans ses cheveux et mordillait sa lèvre inférieure. Il n’était pas du tout à l’aise et, avec son regard fuyant, il avait tout l’air d’un petit garçon pris en faute. Je m’approchai de lui et observai le contenu de la poêle. C’était peu ragoûtant et ça sentait mauvais.

                « C’est notre petit déjeuner ? 

                - C’était supposé l’être… », me répondit-il en empoignant le manche de la poêle afin de le soutirer à mon regard moqueur. Mais je l’arrêtai et lui souris franchement. Je ne doutais pas qu’il avait tenté de me faire plaisir afin de me consoler des évènements de la veille. Et à voir l’état de la cuisine, il avait dû y mettre tout son cœur. Aussi, je replaçai la poêle sur le feu, diminuai un peu ce dernier, et ouvris le placard renfermant la vaisselle.

                « Je mets les couverts. Termine ton plat, j’ai hâte de goûter ça. »

    D’accord. Soyons honnête : manger ses œufs me paraissait aussi terrifiant que de me plonger dans un bassin rempli de piranhas. Mais Andrew avait l’air si heureux que je ne rejette pas son étrange mixture, que ça valait la peine de prendre le risque de la manger.

     

    Répugnant. Brûlé et pas assez cuit par endroit. Trop de poivre – et trop d’épices tout simplement. Manger les œufs préparés par Andrew était une horreur. Je tentais tout de même d’avaler chaque bouchée portée à ma bouche et de faire bonne figure. Mon frère me fixait d’un air anxieux. Il avait déjà terminé son assiette. J’étais admiratif : il pouvait vraiment manger n’importe quoi.

    « C’était bien consistant, je ne peux plus rien avaler. », dis-je en repoussant ma portion - à moitié entamée - loin de moi. « Mon estomac n’a jamais été aussi plein. ».

    Andrew me lança un regard suspicieux. Mais je ne mentais pas. Le plat avait beau avoir un goût et une apparence épouvantables, il ne m’en avait pas moins rempli le ventre. Ma faim était si comblée que je n’allais pas pouvoir manger avant des heures.

    Mon frère dut être rassuré car il débarrassa la table en souriant. Cependant, je sentais qu’une pensée le taraudait. Il y avait comme une question muette dans son regard turquoise. Je tentai de l’ignorer aussi longtemps que possible. Cette matinée me semblait si placide que je ne voulais pas la gâcher. Mais ma sérénité était troublée par une peur fleurissant au fond de mon être. Mes yeux étaient souvent attirés par le calendrier où, à coup de gros traits rouges, j’avais entouré une date. Celle de demain. Lundi. La date de la rentrée des cours après les vacances d’hiver. Le second trimestre de cette dernière année de fac. Le jour où je devais débuter mon stage avec le grand photographe Friedrich Reinhardt.

    Malgré moi, j’avais toujours envie d’y aller. J’étais impatient de découvrir les techniques, les secrets de ce maître d’art. Mais il y avait Ludwig. Je savais maintenant que ce stage n’irait pas lui. Je n’arrivais pas à croire à une telle malchance. Pourquoi avait-il fallu qu’il ait un contrat avec Friedrich en même temps que mon stage ? Pourquoi ?

    Les yeux fixés sur le calendrier, cette question tournait sans arrêt dans ma tête sans que je puisse trouver une réponse. Si avant-hier soir j’avais été certain que le fait de travailler avec Ludwig ne m’aurait pas dérangé, je n’étais plus sûr de rien à présent. Il suffisait de me rappeler la terreur qui m’avait saisi hier soir pour me rendre compte qu’elle ne m’avait jamais quittée. Une petite graine de cette peur était restée plantée au fond de moi. Ma rencontre avec Ludwig l’avait faite germer. Elle se nourrissait de mes frayeurs passées et de tout le stress que j’avais accumulé ces derniers jours. J’allais craquer. C’était beaucoup plus que je ne pouvais supporter…

     

    Des bras m’enlacèrent avant que mes larmes ne se mettent à couler une fois de plus. Je reniflai bruyamment et tournai mon visage vers Andrew. Il s’était changé. Je n’avais jamais aimé l’odeur du cuir de cette veste. Pourtant, à l’instant elle avait quelque chose de rassurant.

                Mon frère me serra davantage contre lui et posa sa tête au creux de mon cou. Je pouvais sentir la chaleur de sa joue ainsi que le chatouillement de son souffle contre ma peau.

    « Le chef m’a appelé ce matin. Quand tu dormais encore… Georges est malade, et donc, il m’a demandé de venir plus tôt pour le remplacer aujourd’hui. Mais je peux rester avec toi si tu veux… »

    Pour toute réponse, je déposai un baiser sur sa joue et m’arrachai à son étreinte. Ces derniers temps, je n’avais que trop dépendu de mon frère. J’avais beaucoup abusé de son affection et privé de sa liberté. Même si je souhaitais plus que tout qu’il reste à mes côtés aujourd’hui, je voulais tout autant qu’il puisse vivre pleinement sa vie. Je devais apprendre à faire face à mes peurs par moi-même, et seul.

    « Non, ça ira. Tu ferais mieux d’y aller, tu vas être en retard. »

    Je lui adressai un sourire qui se voulait confiant et lui replaçai aussi son képi correctement sur sa tête. Puis, j’inspectai rapidement son uniforme.

    « Où est ta plaque ? »

    Andrew émit un juron étouffé et retourna dans sa chambre. Il avait beau être un superbe policier, on pouvait parfois douter de son sérieux. Il pouvait se montrer si distrait parfois… Cependant je savais qu’il était passionné par son métier, et pas seulement parce que c’était son gagne-pain.

    Andrew réapparut quelques instants plus tard en me montrant sa plaque. Il l’accrocha à sa ceinture et revint vers moi.

    « Prends soin de toi, Edward. Ne déprime pas trop. », me dit-il en ébouriffant mes cheveux. Un dernier câlin et il ouvrait la porte. Mais avant de quitter l’appartement, il se retourna une dernière fois vers moi.

    « Si ça ne va pas… Si tu n’y arrives pas, appelle-moi de suite. 

    - Oui… », murmurai-je vaguement, hésitant.

    « Promets, Edward. »

    Andrew avait les sourcils froncés et me fixait, toujours aussi sûr de lui. Il était évident qu’il ne serait pas parti si je ne lui avais pas concédé cette promesse.

    « Je promets… »

     

    Après le départ d’Andrew je n’avais fait que tourner en rond. J’avais essayé de lire quelques pages du nouveau livre que je m’étais offert – une obscure histoire de conte de fées dont je ne me souvenais plus le nom. Mais après avoir relu les mêmes phrases plusieurs fois sans rien comprendre, j’abandonnai. Irrémédiablement mes pensées se tournaient vers la journée de demain. Qu’allais-je donc faire ? Les minutes, les heures s’égrenaient sans que j’arrive à trouver une réponse.

    J’étais toujours irrésistiblement attiré par le stage, et ce malgré ma terreur de me retrouver aussi près de Ludwig. Mais j’étais faible. Et pour preuve : mes nerfs avaient lâchés plusieurs fois aujourd’hui, mes yeux étaient irrités et rouges d’avoir trop pleuré. Si la simple idée de travailler avec lui me mettait dans un tel état, comment pouvais-je espérer pouvoir le faire réellement ? J’avais l’impression que mes rêves se brisaient les uns après les autres. C’était comme si je tombais en morceau et qu’aucune colle au monde ne serait assez forte pour me reconstruire. Et tout ça, juste parce que j’avais retrouvé Ludwig un bref instant…

     

    Il était près de 16 heures lorsque je me décidai de sortir de l’appartement. J’avais embarqué avec moi mon vieil appareil photo. Oh, ce n’était pas le meilleur qui soit – c’était un simple petit appareil numérique bon marché, mais c’était lui qui m’avait donné cette passion pour la photographie. Combien d’instants avais-je figé dans l’Éternité avec lui ? Il y en avait tellement que je ne pouvais plus les compter. Ce jour-là encore, il était devenu mon seul compagnon. Quand je l’avais entre les mains, j’avais l’impression que tout était possible. Et le bonheur que je ressentais en capturant des images avec lui surpassait tout. Il était ma plus efficace thérapie.

    Je parcouru quelques rues avec lui. Plusieurs passants jouaient le rôle de top-modèle caduque. Ils parodiaient les grandes idoles de ce monde et me communiquaient leur joie de se prêter à ce petit jeu improvisé avec moi. Et moi, je ne pensais plus qu’à ces gens paradant et s’amusant sans aucune gêne devant mon objectif. Je ne pensais plus à hier. Je ne pensais plus à demain. Je ne pensais plus à mon dilemme. Je ne pensais plus à Friedrich Reinhardt. Et je ne pensais plus non plus à Ludwig Wagner.

     

    La nuit était bien avancée quand je rentrai à l’appartement. Andrew était déjà là. Il avait enlevé son uniforme et m’attendait, les bras croisés contre sa poitrine.

    « Tu aurais pu prévenir ou au moins laisser un message ! Tu n’as même pas pris ton portable ! Et s’il t’était arrivé quelque chose, hein ?! »

    Qu’il était excessif dans ses colères. Je l’aimais, ce frère, mais je n’avais aucune envie de me prendre la tête avec lui. Je me sentais si bien…

    « Désolé. J’ai eu envie de prendre l’air. Je suis parti sur un coup de tête. J’en avais besoin, tu vois… »

    Andrew sembla méditer mes paroles. Et après un court silence – ô combien pesant, il vint vers moi et m’enlaça, un sourire rassuré plaqué sur ses lèvres.

    « Pardon, petit frère. Je crois que je m’inquiète un peu trop pour toi.

    - Je sais… Mais fais-moi davantage confiance. Je ne ferai plus de bêtises sans toi, promis. »

    Nous rîmes ensemble quelques instants, sans vraiment de raison, ainsi dans les bras l’un de l’autre. Et même après que notre hilarité se fut calmée, nous restâmes ainsi, nous étreignant tendrement.

    « Je t’aime, Edward.

    - Moi aussi, Andrew, je t’aime… »

    Et nous nous embrassâmes, comme les amants que nous n’étions pas. Sans aucune pudeur, bouche contre bouche, des lèvres suçotant leurs semblables, une langue taquinant l’autre. Nous nous transmettions notre chaleur et nos sentiments. Il n’y avait aucune laideur, aucune obscénité dans notre communion. C’était juste la fusion temporaire d’une âme qui avait été scindée en deux. C’était juste une même entité qui tentait de redevenir entière.

     

    *~*~*~* ~*

               

                Le soleil n’était pas encore levé lorsque je me suis éveillé le lendemain matin. Le jour tant redouté était enfin arrivé. Mais tout ne m’avait jamais paru aussi limpide. Je ne m’étais jamais senti aussi fort. J’étais certain que cette nouvelle journée qui commençait serait parfaite. J’en étais sûr.

     

                Après une douche rapide, je pris mon petit déjeuné. Je retournai ensuite dans la salle de bains terminer ma toilette. En me regardant dans le miroir, j’eu l’impression d’y voir le reflet de mon frère et non le mien. C’était comme si je lui avais aspiré une partie de ses forces. Je souris à cette image et mes doigts effleurèrent ces lèvres qui avaient gardé le goût épicé de celles d’Andrew. Mais cela me rappela aussi le baiser brûlant que nous avions échangé. Une rougeur envahit mon visage et je tentai de la combattre à coup d’eau froide. Ce n’était pourtant pas la première fois que nous échangions de tels baisers…

                Une fois rafraîchi, j’ouvris la pharmacie dissimulée derrière le miroir. Avec un soupir, je pris la boite ronde et gris qui renfermait autrefois des chewing-gum à la menthe. En prenant l’une des pilules et en l’avalant avec un peu d’eau, je notai qu’elle était presque vide et qu’il allait falloir aller chercher une nouvelle ordonnance. Mais ce n’était pas cela qui allait gâcher ma journée. Aussi, je replaçai la boite à sa place et refermai la pharmacie. Puis, j’avisai les vêtements que j’avais préparés la veille. Comme d’habitude, un jean légèrement délavé, un t-shirt blanc et une chemise à carreaux dans les tons bleus. Il y avait aussi cette maudite gaine couleur peau. À sa vue, je rectifiai la pensée que j’avais eu en me levant : cette journée serait presque parfaite. Enfin, c’était toujours mieux d’enfiler ça que de s’enrouler dans les larges et élastiques bandages blancs comme je le faisais au début. C’était Andrew qui avait trouvé cette solution, plus pratique et moins contraignante. Parfois, mon frère avait des idées de génie. D’ailleurs, mon regard lorgna du côté de sa pile de vêtements. Il avait prévu de mettre le pull bleu à col roulé que je préférais. Je n’étais pas du tout porté sur la mode, mais je devais avouer que sur ce coup là, il avait eu un très bon goût. Tout sourire, je me laissai tenter et j’échangeai ma chemise et le t-shirt contre le pull. Je n’étais pas sûr qu’il aurait été d’accord, surtout que je ne lui avais pas demandé son avis, mais il semblait qu’il m’avait communiqué un peu de cette poussée d’adrénaline. En plus d’être un génie, Andrew était généreux… même si c’était malgré lui !

                Sur cette pensée élogieuse envers mon jumeau, je m’habillai. Puis, j’allai contempler mon reflet. Soupirant une nouvelle fois, je bataillai un moment avec mes cheveux. J’hésitai à mettre de la laque ou du gel pour qu’ils tiennent en place, mais j’abandonnai bien vite cette idée. Non seulement ça sentait mauvais, mais en plus les cheveux devenaient désagréables au touché. Aussi, je laissai tomber ma chevelure et passai la paume de ma main sur mon torse, à travers le pull. Je souris en voyant que la gaine était bien mise et qu’elle ne se voyait pas. C’est à peine si je pouvais la sentir en passant ma main dessus. Oui, vraiment, Andrew était un génie !

     

                Une fois satisfait de la vision renvoyée par le miroir, j’allai dans la chambre de mon frère. Il dormait toujours. Je déposai un morceau de papier sur sa table de nuit, puis je déposai un baiser sur le coin de sa bouche, légèrement entrouverte. Il grogna dans son sommeil et sa main tenta de m’attraper. Mais je m’écartai et filai hors de l’appartement. Je préférais partir avant qu’il ne s’éveille à son tour. Je sais qu’il ne m’aurait pas approuvé, et j’avais peur que son opposition me fasse perde la force nouvelle que j’avais trouvée.

     

    *~*~*~* ~*

               

                En train, le studio où travaillait Friedrich se situait à trois quarts d’heure de chez nous. J’arrivai là avec un peu plus d’une heure d’avance sur l’horaire que l’on m’avait communiqué. Cependant, à ma grande surprise, la porte était déjà ouverte et des lumières étaient allumées. J’hésitais cependant à entrer. Je n’étais que le nouveau stagiaire, les familiarités auraient peut-être été malvenues. Aussi, j’appuyai sur la sonnette et attendis. Mais personne ne venait. Cela ne faisait qu’augmenter ma nervosité et mon sang, propulsé par les battements furieux de mon cœur, frappait violemment contre mes tempes.

                Après que cinq minutes interminables se soient ainsi écoulées, je me décidai à franchir la porte. Je parcourus lentement le minuscule couloir qui semblait mener à la pièce où j’allais travailler. Chaque pas qui me portait jusque là me parut de plus en plus lourd. Je n’entendais plus rien sinon les boum étourdissant qu’orchestrait bruyamment mon cœur.

     

               Le petit studio était tel que je me l’imaginais. Trois gros projecteurs éclairaient le plateau complètement vierge. Deux autres, plus petits et mobiles, étaient éteints et trônaient à côté d’un magnifique Olympus sur pieds. Je m’approchai aussitôt de l’appareil, tel un papillon nocturne attiré par la lumière d’un lampadaire. Je tendais fébrilement les mains pour le toucher, mais je n’osais même pas l’effleurer. Je tournais tout autour lui, tentant de voir chaque détail dans tous les angles possible. J’avais conscience d’avoir un sourire béat sur les lèvres et d’émettre de petits sons extasiés mais, après tout, personne n’était là pour me voir.

                Enfin, c’était ce que je croyais. Une voix, celle que j’appréhendais le plus, s’éleva derrière moi.

                « J’étais certain que tu viendrais tôt, Chaton. »

                Je sursautai, bousculant l’Olympus qui échoua sur le sol dans un horrible bruit de verre brisé. Incapable de faire un mouvement de plus, je fixais l’appareil sans savoir quoi faire. Je venais de faire une énorme erreur. Mon stage était fini avant d’avoir commencé.

                « Ne sois pas si nerveux, je vais arranger ça avec... », tenta Ludwig en posant une main sur mon épaule. Mais je le repoussai aussitôt et je lui fis face. Si mes larmes recouvraient déjà mes cils de perles translucides, ma fureur assombrissait les turquoises de mes yeux tout autant que ma tristesse et ma déception.

                « Ne me touche pas !

                - Allons, Chaton… »

                Nouvelle tentative de me saisir. Mais je m’écartai de quelques pas, hors de sa portée.

                « Ne m’appelle plus comme ça ! »

                Il me provoquait. Et je savais que ça fonctionnait. Je tremblais et mes poings étaient déjà douloureux d’avoir été trop serrés. Mais je ne voulais pas faiblir. Je voulais être fort. Alors je pensai à Andrew, à sa force. Je voulais être digne de lui, ne plus être le petit frère pleurnichard qu’il fallait toujours protéger.

                « Je vais me débrouiller tout seul. Si tu as du temps à perdre, va te préparer pour ta séance photo. »

                Un silence me répondit. Pensant que Ludwig allait m’écouter sans faire d’histoire, je me baissai et me mis à ramasser les morceaux de verre de l’objectif éparpillé sur le sol. Puis, je m’attelai à évaluer les dégâts sur l’Olympus. Avec un peu de chance, le reste de l’appareil serait intact.

                Mais je me trompais. Si Ludwig avait été surpris que je lui réponde et que je l’ignore ensuite, il n’en avait pas moins changé ses intentions. Ce fut le bruit d’une porte qui se ferme qui me tira de mon observation. Ludwig tournait la serrure. Et, après avoir placé la clef dans son jean, il me regarda d’un air satisfait.

                « Tu sais, Friedrich est un grand ami à moi. Pourquoi crois-tu qu’il ait accepté la candidature d’un petit photographe sans une once de talent ? »

     

                Je ne pouvais pas imaginer pire. Je laissai tomber l’Olympus sur le sol et je cherchai aussitôt une autre issue. Toutes les forces qui m’avaient porté ce matin s’étaient envolées. J’étais comme une bête sauvage prise au piège. Je paniquais et je n’arrivais plus à avoir des pensées cohérentes. Et Ludwig riait en observant mon manège. Quand, ayant pris conscience qu’il n’y avait pas d’autre sortie que cette porte, je lui fis une nouvelle fois face, je vis que son regard était devenu pareil à celui qu’un prédateur a envers sa proie.

                « Laisse-moi partir… S’il te plait… Laisse-moi… », suppliais-je, ne voyant aucune autre solution. Mais il était évident qu’il n’avait que faire de mes supplications. Il vint vers moi. Et je ne pouvais rien faire, excepté marcher à reculons jusqu’à être acculé contre le mur du fond du studio. Arrivé près de moi, il posa sa main droite contre ma joue et essuya mes larmes. Je ne m’étais pas rendu compte, avant ce geste, qu’elles s’étaient mises à couler.

    Puis, il la fit glisser le long de mon cou et de mon épaule et l’arrêta quand elle fut contre ma poitrine. Cette dernière se soulevait et s’abaissait si rapidement qu’elle menaçait d’exploser si je ne me calmais pas.

                « Oh, tu portes toujours ça… Je croyais que tu voulais te faire opérer. »

                Je voulais qu’il me lâche, qu’il s’éloigne de moi. J’essayais de le lui dire, mais ma voix semblait s’être éteinte, étouffée par mes sanglots. À peine avais-je pu émettre de faibles gémissements plaintifs. À bout de force, mes jambes n’arrivaient plus à me porter. Aussi, je me laissai glisser contre le mur. Ludwig ne tenta pas de me retenir. Au contraire, il s’accroupit sur le sol, mettant un genou à terre. Puis, il m’enleva brusquement mon pull bleu nuit à col roulé. Le contact de l’air ambiant contre ma peau me parut glacé. Cela me fit réagir et je croisai vivement mes bras devant ma poitrine.

                « Arrête… S’il te plait… »

                Mais Ludwig n’éprouva aucune difficulté à écarter mes bras. Sa main gauche emprisonna mes poignets au-dessus de ma tête. Et je ne résistais plus. J’avais été bercé d’illusions ce matin-là. Comment avais-je pu croire qu’une seule journée aurait pu cicatriser les plaies rouvertes ? Comment avais-je seulement pu croire que j’aurais été assez capable de m’opposer à lui ? J’avais été saigné à blanc au plus profond de mon âme par le passé. Je savais maintenant que c’était le genre de blessure dont on ne guérissait jamais. Andrew l’avait compris dès le départ. Mais je n’avais pas voulu l’entendre. Je ne l’avais même pas écouté. Et en plus j’avais rompu la promesse que je lui avais faite la veille. Je m’étais vraiment montré indigne de lui…

                Ludwig, quant à lui, ne faisait aucun cas de ma conscience. Sa main libre pressait ma poitrine à travers la gaine qui la recouvrait.

                « Pourquoi ton frère t’empêche-t-il de devenir un homme à part entière ? Tu n’en as pas marre ? »

                Ses doigts avaient attrapé la tirette et l’ouvrait lentement. Ma poitrine, imberbe, était peu à peu libérée et révélait les deux excroissances que je haïssais plus que tout. Deux petits seins, à peine formés, comme ceux d’une jeune adolescente. La gaine, que je portais depuis mes seize ans, ainsi que les pilules hormonales, les avait empêchés de prendre trop d’importance. Mon frère avait ce même défaut. Mais s’il opprimait et cachait sa poitrine, tout comme moi, aux yeux des autres, il refusait toute opération qui nous enlèverait une partie de nous.

     

                Car nous étions nés ‘garçons’, mais sans l’être complètement. Quand, à seize ans, nous avions remarqué que notre poitrine se développait anormalement par rapport aux autres jeunes hommes de notre âge, nous étions allés en secret chez un médecin, dans une ville voisine. Le diagnostique ne fut pas long à tomber. Nous avions beaucoup trop d’hormones ‘femelles’. Nous n’étions nés, en réalité, ni homme ni femme. Des I.S., des jumeaux intersexués. Le docteur nous avait bien fait comprendre que c’était contre nature et qu’il fallait traiter ça au plus vite à coup de fortes doses d’hormones mâles et, plus tard, d’une opération esthétique afin de nous enlever ces excroissances indésirables. Mais Andrew avait refusé. Il n’avait pas souhaité être modifié. Il était né ainsi ? Hé bien soit, il demeurerait comme ça. Et je l’avais suivi. S’il restait différent, je le resterais aussi.

                Nos parents eux-mêmes n’avaient jamais été au courant de notre anormalité. Pour eux, nous étions de bons garçons normaux qui avaient délaissé le nid un peu trop tôt à leur goût. Afin de préserver notre secret, nous avions quitté la maison à notre majorité et nous avions emménagé dans notre petit appartement.

               Et puis j’avais rencontré Ludwig Wagner. Il était modèle et posait quelques fois à mon cours d’arts plastiques. Trois mois plus tard nous sortions ensemble. Je buvais toutes ses paroles. Je baignais dans un état de plénitude intense, encouragé par le fait qu’une autre personne que mon frère me porte autant d’attention et soit si tendre et si gentil avec moi.

    Mais au bout de quelques semaines, Ludwig m’avait fait comprendre que le temps des baisers était terminé. C’est ainsi qu’il avait découvert mon secret honteux. Ça ne l’avait ni répugné ni empêché de me prendre mon innocence. Il ne m’avait pas quitté non plus. Il m’avait accepté. J’avais été si heureux. J’avais même consenti à partir de l’appartement et de vivre avec lui.

                Jusqu’à ce qu’il apprenne, après quelques semaines de cohabitation, que je refusais l’opération parce que Andrew ne la voulait pas. Parce que je refusais – nous refusions – d’être différents l’un de l’autre. J’avais alors découvert une partie de Ludwig que j’avais toujours ignorée. Il était jaloux de la relation que j’entretenais avec mon frère. Il s’énervait de plus en plus souvent lorsque je le mentionnais. Sa possessivité envers moi avait si crû qu’il s’était mis à me considérer comme ça chose. Peu lui importait de me blesser.

    Je l’aimais. Il était mon premier véritable grand amour en dehors d’Andrew. Et il le savait. Comme il connaissait tout de moi. Chacune de ses flèches décochées touchait juste. Il n’avait de cesse de m’humilier et de me répéter son amour pour moi. Il faisait ça pour mon bien. Et moi, je le croyais et je me soumettais.

                Jusqu’à ce que Andrew vienne me sortir de cet Enfer…

     

                J’avais tant envie que mon frère me tire une fois de plus des griffes de Ludwig en cet instant. Tandis qu’il me caressait en me murmurant tour à tour des mots d’amour et ses projets à mon égard, je m’aperçus que je l’aimais toujours aussi intensément qu’avant. Cela m’horrifia. Comment pouvais-je avoir tant de sentiments pour un être si cruel ? Je n’étais pourtant pas masochiste…

                « Hé, Edward, je savais que tu m’aimais toujours. Regarde ton corps, il n’attendait que moi…

                - Non… A… Arrête… Ludwig, s’il te plait… »

                Oui. J’étais toujours autant amoureux que lui. Passionnément. Et mon corps réagissait sous ses doigts pour le lui démontrer. Mais moi, je ne voulais plus. Je refusais de redevenir sa chose. Alors, entre des gémissements et des pleurs, je scandais le nom de mon frère.

                La gifle que m’asséna Ludwig pour me faire taire ne m’arrêta pas. Je sentais l’étrange force de ce matin me revenir. Et malgré les coups, je criai de plus en plus fort le nom d’Andrew. Et je hurlai plus encore son nom dans ma tête, alors même que mon bourreau me déchirait.

     

    *~*~*~* ~*

               

               Je n’avais plus ni force ni voix quand Ludwig me prit, inerte, dans ses bras pour m’emmener Dieu seul sait où. Et alors que je pensais être perdu, la porte du studio s’ouvrit dans un grand fracas. Et Andrew apparut. Mon ange. Mon éternel Sauveur. Sa simple présence ralluma l’étincelle qui venait de s’éteindre en moi. Je gigotai alors violemment dans les bras de Ludwig. Il ne s’y était pas attendu. Aussi, il desserra son étreinte et je tombai rudement sur le sol.

                J’étais nu et couvert de sang. Pourtant, je rassemblai toutes mes forces restantes et je me ruai sur mon frère. Il m’accueillit aussitôt dans ses bras et me serra contre lui, baisant mon visage abîmé.

                « Merde… Ed… Edward, ne me fais plus ça. Tu voulais donc ma mort ? »

                Je pouvais sentir Andrew trembler et ses larmes se mêler aux miennes. Nous tremblions ensemble. Nous pleurions ensemble. Toujours ensemble. Ce n’était pas parce que mon jumeau ne montrait pas ses pleurs et ses faiblesses qu’il n’en n’avait pas. Je ne l’avais réellement réalisé qu’à cet instant.

                « Je suis désolé, Andrew… Pardonne-moi… S’il te plait, pardonne-moi… »

                Je continuais pendant un long moment à le supplier de me pardonner, telle une litanie, de ma voix rauque et presque inaudible...

     

                « Hé, Andy. Tu as besoin de quelque chose ? Tu ferais mieux d’emmener ton frère à l’hôpital, il n’a vraiment pas l’air bien. »

                Tout à mon bonheur de retrouver Andrew, je ne m’étais pas aperçu qu’il n’était pas venu seul. Georges avait attrapé Ludwig et l’avait fait sortir du studio. Il m’avait aussi apporté la couverture rêche qui cachait mon corps à d’éventuels regards indiscrets et qui me tenait au chaud. Quand, après avoir remarqué sa présence, je n’avais remarqué nulle pitié ou dégoût dans ses prunelles brunes, que de l’empathie et de la compassion, je questionnai Andrew du regard. Je sus alors qu’il connaissait lui aussi notre secret et qu’il s’en moquait. J’eus alors un sourire à son encontre. Il comprenait et ne jugeait pas ce que nous étions.

                Georges n’était pas le meilleur ami et le coéquipier de mon frère pour rien.

                « Merci, Jo. Ça ira. Je m’occupe de lui. »

                Sur ces mots, Andrew me souleva dans ses bras et me porta jusqu’à sa voiture, Georges sur nos talons. Avant de pénétrer dans le véhicule après m’y avoir installé, mon frère se tourna vers son ami, son sempiternel sourire moqueur de retour sur ses lèvres.

                « Je t’appelle demain.

                - Okay. Et prends le temps qu’il faudra, pour ton frère. Je m’arrangerai pour toi avec le Chef, ne t’inquiète pas.

                - Fais-moi penser à t’inviter à dîner à la maison pour te remercier. », répondit Andrew après un bref silence.

                « Je ne suis pas sûr que ça, ce soit une récompense. Je ne tiens pas à mourir si jeune. Je ne suis pas si fou ! »

    Georges se mit à rire. Dans la voiture, je riais aussi. Il avait raison. Il fallait être complètement fou pour manger les plats de mon frère. Et je l’étais, sans aucun doute. D’ailleurs, sans cela, comment aurais-je pu rire ainsi dans un moment pareil ?

    « Enfoiré ! Edward cuisinera ! », répliqua Andrew, faussement vexé. Et il grimpa dans la voiture et démarra aussitôt.

    Mais bercé par les mouvements du véhicule, je m’endormis. Je laissai reposer mon corps et mon âme meurtris entre les mains expertes de mon frère. Qui d’autre que lui aurait pu me soigner et m’aider à cicatriser ? Qui d’autre que lui connaissait parfaitement chaque partie de mon être ? La réponse était facile. Personne. Il était le seul à pouvoir me faire oublier mes peurs et mes douleurs. Il était ma vie.

     

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                Avant-hier soir, j’ai lu un article bouleversant qui continue de me faire pleurer. Ludwig Wagner avait été retrouvé se vidant de son sang dans le lit à baldaquin son luxueux appartement. Il était mort. Depuis trois jours au moment de la découverte du corps, disaient les médecins légistes.

                Andrew avait hésité à me montrer ce morceau de journal. Cela faisait plus d’un mois que j’avais réussi à ne plus avoir ne serait-ce qu’une infime pensée pour Ludwig et ce que ce que j’avais subi par sa faute. Et même si une insidieuse voix, logée dans un coin obscure de ma tête, me disait qu’il me manquait quelque chose, je l’ignorai et j’étais pleinement heureux. Je ne voulais pas changer ça. Et mon frère encore moins.

     

                Cela faisait un peu plus de deux ans. Les premiers mois qui avaient suivi cette horrible matinée sont flous. J’étais toujours dépression et mes nerfs craquaient à la moindre occasion. Je n’osais même plus mettre un pied hors de l’appartement. Tout me terrifiait. Tout recommençait comme après ma rupture avec Ludwig. Et encore une fois, ce fut Andrew qui me soutint et me supporta, moi et mes crises d’hystérie, lors de cette funeste période. Il m’a aidé à garder la tête hors de l’eau. J’ignore combien de vie je lui dois à présent…

                Cette année-là, j’ai été incapable de passer mes derniers examens. Je voulais laisser tout tomber : la photographie et tout ce qui l’entourait. Peu importait que cela fût mon rêve. Je ne m’étais que trop brûlé les doigts à essayer d’atteindre cet univers rempli de paillettes et de lumière. Il était hors de question que je m’y risque à nouveau.

                Mais Andrew n’était pas du même avis que moi. Je ne me souviens plus comment il s’y est pris, mais il a réussi à faire tenir un appareil photo entre mes mains. Et à présent, après avoir refait ma dernière année de fac, je suis diplômé. J’ai trouvé un travail. Oh, pas grand-chose : je fais juste des portraits dans la boutique du photographe du coin. Mais c’est un début.

                Peu à peu, j’avais réussi à sortir Ludwig Wagner de ma vie. Et malgré les supplications de mon frère, j’ai refusé de maintenir les plaintes contre lui. Ce n’était pas par peur ou par générosité, loin de là. Mais je l’aimais. Je ne voulais ruiner ni sa vie, ni sa carrière. Cela est sans doute toujours d’actualité.

                En tout cas, j’ai préféré purement et simplement le rayer de ma vie. C’était ce qu’il y avait de mieux à faire à l’époque, je suppose…

               

                Ce matin, Friedrich Reinhardt est venu m’apporter une lettre qu’on avait découverte près de son corps. Elle m’était adressée. J’ai longuement hésité avant de l’ouvrir. Encore maintenant, si j’ai décacheté la lettre, je n’ai pas eu le courage de l’enlever hors de l’enveloppe et de la lire. Depuis tantôt, je ne fais que tourner en rond dans l’appartement et de prendre la lettre pour la rejeter aussitôt sur la table basse du salon. Mais l’arrivée d’Andrew stoppe mon manège.

                Il n’est pas surpris par la présence de l’enveloppe ornée de taches de sang, ni par l’air perdu de mon visage. Il devait déjà être au courrant pour cette lettre avant aujourd’hui, j’en suis certain.

                « Tu ne l’as pas lue ? »

                C’est plus une affirmation qu’une question. Mais je secoue la tête en signe de négation. Alors, sans un mot de plus, Andrew prend la lettre avant de me prendre la main et de m’entraîner vers le fauteuil. Là, il s’assied et m’installe confortablement entre ses bras.

                Et puis il me donne la missive. Alors, les mains tremblantes, j’exécute sa demande silencieuse et je sors enfin les feuilles de leur enveloppe. Et après avoir lancé un regard incertain vers le visage Andrew, je commence à les lire.

     

                Ludwig m’y disait tout son amour. Il me demandait de lui pardonner tout le mal qu’il m’avait fait. Qu’il regrettait. Son écriture était tremblante et une légère odeur d’alcool émanait du papier un peu jauni.

                C’est vrai, il y a quelque mois, j’avais lu dans un journal qu’il buvait plus que de raison et s’adonnait à des actes de débauche. On soupçonnait aussi qu’il consommait d’autres substances illicites. À ce moment-là, je m’étais souvenu des deux garçons et de la fille qui m’avaient fasciné au Daemon. J’avais eu une crise ce jour-là. La petite voix dans ma tête m’exhortait à les rejoindre, et, dans mon esprit perturbé, Ludwig se trouvait avec eux. Je l’avais donc réclamé à corps et à cris. Mais Andrew veillait sur moi. Il avait su m’apaiser comme aucune autre thérapie n’aurait pu le faire. Ce fut ma dernière crise.

    Je me souviens aussi qu’à cette période, son agent disait qu’il allait entrer en cure de désintoxication et que Ludwig Wagner serait bientôt de retour dans le droit chemin. Apparemment, cela avait été décidé beaucoup trop tard. Et cette lettre tachée de sang avait dû être son dernier sursaut de conscience avant qu’il ne se donne la mort.

     

                Son dernier message me fit prendre conscience qu’il m’avait aimé autant que, moi, je l’avais aimé. Il s’était juste trompé de chemin à un certain moment. La voie qu’il avait prise l’avait déformé. Mais ses sentiments pour moi étaient restés intacts. Ils n’avaient pas plus faibli que les miens. Et savoir tout ça me fait rappeler le temps où nous étions heureux tous les deux. Mes souvenirs de lui ne sont plus aussi sombres. Ludwig avait été mon premier grand amour. C’est ce qui compte à présent. Peu importe combien il m’a fait souffrir. Je l’aime toujours…

     

                « Et si tu allais lui dire adieu ? J’irai avec toi. »

                Andrew me serre très fort contre lui en disant ces mots, après m’avoir laissé méditer les mots inscrits sur les feuilles. J’acquiesce silencieusement avant de lever mon visage vers le sien et de déposer un chaste baiser sur ses lèvres, la lettre à présent froissée au creux de ma main. Mon frère a raison. Si toutes mes blessures physiques sont guéries, il est temps de laisser celles de mon âme se cicatriser une bonne fois pour toute. Il est temps de tourner la page et de commencer un nouveau chapitre, une nouvelle histoire…

     

     

     

    FIN


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